Migrations heureuses
L’ancien vice-président de la Banque mondiale se soucie
désormais aussi de morale : devenu économiste à l’université d’Oxford, Ian
Goldin défend l’ouverture des frontières pour des raisons « tant éthiques
qu’économiques ». Selon lui, les mouvements de population profitent aux pays
d’accueil, à ceux de départ et donc à la croissance économique. L’évolution
démographique rendrait même inéluctable la disparition des entraves à la
liberté de circulation : « Les migrations sont une force naturelle et
irrépressible PHRASE 1. Mondialisation et migration sont des processus entremêlés qui mènent
l’humanité vers un même avenir cosmopolite où les individus, les biens, les
idées et les capitaux pourront traverser plus librement les frontières nationales.
»
Coécrit avec Geoffrey Cameron et
Meera Balarajan, Exceptional People
passe en revue les effets positifs des migrations internationales, chiffres à
l’appui. Dans les pays développés, les travailleurs étrangers qualifiés
soutiennent l’innovation : PHRASE 2, et 64 % des brevets déposés par General Electric l’ont été
par des expatriés. Quant aux travailleurs peu qualifiés, ils « stimulent la
croissance économique en acceptant des emplois considérés comme peu attractifs
par les autochtones » dans le bâtiment, les services à la personne ou
l’hôtellerie-restauration, c’est-à-dire des secteurs PHRASE 3. Pourquoi ces emplois
pâtissent-ils d’un manque d’attractivité ? La question n’est pas posée. On sait
pourtant, comme le rappellent d’ailleurs Alain Morice et Swanie Potot, qu’il
est moins coûteux d’utiliser la réserve de main-d’œuvre peu exigeante des pays
du Sud que de revaloriser les conditions de travail dans des secteurs soumis à
une grande flexibilité et proposant des salaires médiocres.
Mais, sous prétexte qu’il faudrait
raisonner sur le long terme et considérer les bénéfices indirects, les auteurs
d’Exceptional People minimisent
délibérément les effets négatifs de la pression du travail immigré sur les
rémunérations : « Même si les salaires diminuent légèrement pour la petite
partie de la population en concurrence directe avec des immigrés sur le marché
de l’emploi, tous les travailleurs profitent d’une baisse des prix des biens et
des services. Dans les années 1980 et 1990, les villes américaines PHRASE 4 ont vu diminuer le prix des
services de ménage, de jardinage, de garde d’enfants, de teinturerie et des
autres services qui mobilisent une grande quantité de travail humain. » Le
tarif réduit des femmes de ménage console-t-il vraiment les employés qui voient
leurs salaires baisser ?
Les pays d’émigration sont
semblablement considérés du seul point de vue comptable. Ils tirent, selon les
trois chercheurs, un immense profit du départ d’une partie de leur
main-d’œuvre. Grâce à l’argent qu’ils y envoient (325 milliards de dollars en
2010), PHRASE
5. Et
la « fuite des cerveaux » ne serait qu’une « circulation des cerveaux » : ne
trouvant pas d’emploi à la hauteur de leurs compétences chez eux, les
travailleurs qualifiés chercheraient une terre d’adoption pour les faire
fructifier ; mais, une fois armés d’un capital scolaire, social et économique
suffisant, ils reviendraient dans leur pays natal. Mieux encore : PHRASE 6, ce qui s’avère une chance
pour leur pays, puisque beaucoup ne partiront finalement pas. Aux Philippines,
par exemple, « la possibilité d’émigrer pour les infirmières a encouragé le
développement d’un système sophistiqué d’éducation privée qui œuvre à
l’instruction des femmes pauvres. De nombreuses soignantes restent au pays
après leur formation, et aujourd’hui les Philippines comptent plus
d’infirmières qualifiées par personne que des pays plus riches comme la Thaïlande, la Malaisie ou le
Royaume-Uni. » L’histoire est plaisante, mais on aurait aussi pu envisager que
les pays en développement forment leurs citoyens selon leurs besoins réels en
main-d’œuvre, et non pour combler les secteurs d’emploi déficitaires des pays
développés...
Goldin traite froidement le migrant
comme un agent économique PHRASE 7 pour « enrichir l’économie mondiale de 39 000 milliards de
dollars en vingt-cinq ans » ; il ignore le déracinement et la « double absence »
de l’étranger, ses conditions de vie et de travail. Dans ce livre, largement
célébré par la presse que lisent les « décideurs », les Etats du Sud
apparaissent comme des réservoirs de travailleurs servant à guérir l’anémie
démographique des sociétés occidentales, et l’humain ressemble à une
marchandise PHRASE 8.
Benoît Bréville
> Octobre 2011, page 25
> Les livres du mois
ceux qui espèrent migrer sont souvent
conduits à suivre une formation
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PHRASE 6
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dont il prône la libre circulation
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PHRASE 7
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la moitié des start-up de la Silicon Valley
sont dirigées par des migrants
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PHRASE 2
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les migrants soutiennent l’activité
économique de leur pays d’origine
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PHRASE 5
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que l’on déplace au gré des besoins
de l’économie mondiale
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PHRASE 8
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qui avaient les plus forts taux
d’immigration
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PHRASE 4
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qui ne peuvent pas être délocalisés
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PHRASE 3
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qui va s’intensifier lors des
prochaines décennies
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PHRASE 1
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